« Or, le vin de
Bourgogne, qui donc oserait dire ce qu’il est ?...Tout ce qu’il est, tout ce
qu’il nous dit, tout ce que livre son subtil arôme, tout ce dont témoignent sa
mâche rude, sa chair ferme, ou sa sensuelle caresse… tout ce qu’il entreprend
de raconter dès qu’il commence sa vie dionysiaque aux rumeurs bouillonnantes
des cuves… tout ce qu’il achève de déclarer dans l’immobilité rituelle de
l’ombre souterraine et des caves, tel le bel Adonis des Grecs, l’émanation
vivante engendrée d’une terre où se sont accumulés les offrandes et les legs, la
terre noble, la terre dont les veines patriciennes savent saigner au soleil
!... »
Gaston Roupnel
En 1935, Raymond Brunet
établit dans le vin la source du bonheur et de la santé :
« Les effets
bienfaisants du vin se font sentir à l'homme durant sa vie entière, car s'il
fortifie le corps, il console aussi l'âme et relève le moral quand il est
atteint par les soucis de la vie. Plus tard, il lui conserve la verdeur, quand
il est exposé aux injures de l'âge : il le préserve de l'anémie, de la
neurasthénie et de l'ennui qui le rend à charge à ses semblables. Il prolonge
même sa carrière et soutient ses pas chancelants, et c'est presque un truisme
de rappeler qu'on le nomme communément le lait des vieillards, parce qu'il
produit en eux les mêmes effets fortifiants que le lait chez les petits
enfants. Cette force n'est-elle pas encore un élément de joie, et n'est-il pas
vrai de dire que se priver de vin, c'est se priver de gaieté et de bonheur ?
[…] C'est pourquoi, s'il est un proverbe ancien qui dit : "In vino Veritas",
on pourrait le paraphraser en disant : "In vino felicitas. "
Raymond Brunet,
"Le Bonheur et le vin", in Curnonsky et Gaston Derys, Anthologie de
la gastronomie française, Paris, Delagrave, 1935, p. 147.
Dans le style
caractéristique de la chanson populaire française du début du XXe siècle,
c'est-à-dire sur un mode humoristique et familier, Lucien Boyer oppose plus
précisément les avantages du vin à l'eau.
Le
vin
Celui
qui boit du vin a toujours le sourire,
L'amour
et la gaîté le suivent en tous lieux.
Il
garde en vieillissant deux choses qu'on admire :
Du
soleil dans le cœur, du printemps dans les yeux.
Celui
qui boit de l'eau jaunit comme la cire :
On
redoute et l'on fuit ses propos ennuyeux.
Il
passe, dans la vie, ainsi qu'un triste sire
Repoussé
par l'amour et vomi par les dieux.
Du
vin jaillit l'espoir ; de l'eau naît la défaite :
Ils
sont si différents que l'on reste saisi
Tellement,
tellement l'antithèse est complète.
Pavoisant
l'existence ainsi qu'un jour de fête,
Le
vin joyeux nous laisse un goût de reviens-y
Et
l'eau guérit la soif… faut-il qu'elle soit bête !
Lucien Boyer, "Le
Vin", in Curnonsky et Gaston Derys, Anthologie de la gastronomie
française, Paris, Delagrave, 1935, p. 164.
Après une période
d'individualisation de l'alcoolisme de 1850 à 1960, pendant laquelle une partie
du corps médical tente de dissocier le vin de l'alcool (ce qui permet à
certains de déguster en toute quiétude le contenu de leur cave et à d'autres de
croire qu'ils ont arrêté de boire lorsqu'ils ne consomment plus que du vin), le
vin perd son statut de médicament dont parlait déjà Hippocrate, pour n'être
plus, si l'on peut dire, qu'un aliment préventif de certaines pathologies.
C'est le discours des défenseurs du "French paradox", concept apparu
aux Etats-Unis au début des années 90, dans un article de la revue Health, et
surtout à la suite d'un reportage diffusé par le magazine télévisuel Sixty
Minutes, en novembre 1991. Dans cette émission, le nutritionniste et
épidémiologiste français Serge Renaud (Université de Bordeaux) remarquait que
les Français, pourtant "bons vivants" et consommateurs de nourriture
riche en graisse, étaient moins sujets aux maladies cardio-vasculaires que
d'autres peuples occidentaux, notamment les américains, et cela grâce au régime
alimentaire méditerranéen. Par la suite, d'autres chercheurs français et
américains ont démontré que les vertus protectrices du vin, qui pouvaient se
retrouver dans d'autres boissons alcoolisées, auraient pour origine la
"molécule alcool".
Quoi qu'il en soit, il
est certain que le débat vin et santé reste aujourd'hui plus ouvert que jamais
et il concerne tous les acteurs de la vie sociale, politique, économique et
culturelle. La loi Evin du 16 janvier 1991 qui réglementait la publicité sur
les vins et les alcools, déjà modifiée en 1994, a été à nouveau amendée le 13
octobre 2004 pour faciliter la promotion du vin : il est désormais possible de
vanter sa couleur, son odeur, son goût, son cépage. Cette démarche doit tendre
à une consommation "intelligente" du vin, dans laquelle la notion de
connaissance joue un rôle essentiel pour "boire moins et mieux".
Un
passé difficile
I
Non loin du village de
Jobigny La Ronce, à quelques lieues de
Beaune, quand on quitte la Départementale Quatorze, se tenait la chapelle des
Sœurs de la Charité. Grâce aux renseignements de mon ami Antoine de La
Clairgerie, un ami bourguignon qui était
viticulteur dans la région, nous trouvâmes rapidement l’emplacement.
Ayant laissé notre véhicule au bord d’un chemin forestier non carrossable, ce
fut au bout d’une minute de marche que nous découvrîmes, le lieu saint.
Modeste par sa taille,
discrète par sa position dissimulée derrière une vaste haie de platanes dressés
comme de bienveillantes sentinelles, la construction du quinzième siècle
occupait cependant une position stratégique. L’entrée de la chapelle, exposée
plein sud, offrait au premier regard une
porte de bois noir aux deux lourds vantaux. Avant que le visiteur ne descende
deux marches usées et polies, il pouvait admirer au-dessus de sa tête une
voûte, avancée en surplomb. Parmi de vieilles dentelles ou broderies de pierres
jaunies, trois gros blocs de calcaire ouvragé, telles des dents cariées – en
arceaux, et recourbées en crocs de boucher s’avançaient, menaçantes.
On se sentait alors
comme happé par cette affreuse bouche ouverte,
qui vous faisait frissonner alors que vous baissiez la tête pour
pénétrer dans cet antre.
La haute porte,
ouvragée par d’habiles mains de sculpteurs aujourd’hui devenus poussières, présentait
de multiples symboles aujourd’hui effacés. Cet obstacle noir vous invitait
- sur son étrange seuil – à une curiosité toute naturelle. Que l’on soit
croyant ou non, une force vous poussait, contre votre gré, sans même que vous
ayez le temps de vous poser la moindre question, à pénétrer plus avant. Etaient-ce les deux
têtes souriantes de lion sculptées, ou bien les larges ferrures horizontales si
finement ciselées ? A moins que ne ce fut la couleur noire qui vous paraissait
douce et réconfortante, soyeuse comme une peau d’animal ? Impossible de le
dire…
On y entrait, un point
c’est tout. Et l’austère bâtiment en pierre de Comblanchien vous avalait.
Tout d’abord, alors que
clignotaient vos yeux, saisis par le contraste entre lumière et pénombre, tout
votre corps vacillait. Un peu comme un effacement de vous-même, une absence.
Un vertige, léger, vous
saisissait. Puis, passé ce bref délai, vos yeux s’ouvraient soudainement. Et
tout en avançant vers la lumière diffuse et bleutée des vitraux, votre personne entière devenait
prisonnière d’un bien fruste décor. Les
murs écaillés ne laissaient plus deviner leurs anciennes couleurs ; l’autel nu,
froid comme un cadavre reposant dans l’ombre, présentait une surface de marbre
lisse. Un vase de verre à l’eau verdie laissait deviner trois tiges oubliées,
croupissantes. Des pétales desséchés, légers comme des plumes, desquels toute
vie était absente, reposaient sur la pierre dans un décor privé de toute vie.
Seuls, deux moucherons ballotés par l’air que vous veniez de déplacer en
entrant, voletaient au hasard, sans aucune destinée possible.
On eût dit un lieu à
l’abandon, avec un Christ en croix, qui versait les dernières larmes d’un monde
disparu. Haute de deux mètres, la poutre verticale présentait un bois fendillé
mais brillant. L’autre partie de la croix, d’un bois plus sombre, et sur
laquelle les mains clouées du supplicié semblaient toujours saigner, ne
représentait pas même un angle droit. Le corps ainsi martyrisé souffrait –
gauchement - dans la demi-obscurité. Et si la couronne d’épines recevait une
maigre lumière diffusée par le vitrail en surplomb, toute la face du martyr
criait dans le silence, à votre encontre.
Le visiteur, saisi
alors d’une lourde empathie, sentait presque se mouvoir sa propre colonne
vertébrale. Tel un serpent d’os, contraint par trop de muscles, écrasé de tant
de chairs. Le temps de la visite était à la m Le temps de la visite était à la
mesure de l’exiguïté du lieu. Bien sûr, le visiteur pouvait s’octroyer un long
moment de prière, à l’abri de tout témoin vivant, seul face à la croix, seul
face à sa foi, pure et sincère. Et si d’autres profitaient de la solennité du
lieu pour s’asseoir parmi trois courtes rangées de chaises dépareillées,
c’était peut-être pour s’y reposer d’une trop longue étape. Mais la plupart des
curieux qui avaient franchi le seuil ne restaient plus de cinq minutes, tant la
tristesse de la chapelle vous écrasait de désespoir. De ce lieu de prière,
griffé de chagrin et de larmes, toute énergie s’était enfuie.
Alors, on retrouvait
bien vite le dehors, l’air des champs, des vignes et des bois. Ravi de respirer
de nouveau parmi la sainte, la puissante nature. Et elle entrait alors en vous
par d’odorantes bouffées, après une longue
inspiration qui vous gonflait de forces
neuves. Toute une énergie bourdonnait alors à vos oreilles : chanson des
ruisseaux, des arbres, écho des feuilles murmurantes. Eclairs de soleil
traversant la ramure, zébrures d’oiseaux trouant l’azur.
Contraste saisissant
entre une nature offerte, radieuse, explosive et l’intimité d’un lieu saint qui
avait jeté sur nos deux personnes sa chape de plomb fondu.
Et dans ce panthéisme
verdoyant aux mille variations colorées, parmi la fraîcheur printanière,
Margareth et moi nous nous embrassâmes. Heureux de se retrouver en plein air.
Puis, l’on s’assit tous deux dans l’herbe tendre, après avoir déplié une
couverture de laine.
II
La chapelle des Sœurs
de la Charité avait connu pourtant ses heures de gloire et d’affluence. On y
était venu pour prier le Christ, ses apôtres mais aussi ses saints locaux : Le
Père Clément, frère convers détaché de l’abbaye de Cîteaux et Saint Vincent,
patron des vignerons, humbles forçats de la terre.
J’appris à Margareth
que la statuette de Saint Vincent avait été dérobée à plusieurs reprises.
Sculptée dans un bois d’aulne au départ, elle fut maintes fois remplacée, puis
protégée derrière une grille, enfin scellée. Rien n’y fit. Les voleurs
n’avaient aucune âme. La niche qui abritait la statue était toujours là, tel un
vestige inutile, dent creuse qui n’avait plus d’attrait. Le renfoncement
concave abritait désormais une colonie d’araignées attendant le moindre insecte
échappé d’un bouquet, la plus petite mouche téméraire étant venue y sceller son
destin, devancer la mort.
Le saint patron de la
vigne, à l’origine sans doute espagnole, ainsi que ses copies multiples
devaient trôner quelque part en d’autres pays, sur le bureau d’un bourgeois,
dans un cabaret près des docks ou bien chez un quelconque recéleur, passant
pour un noble antiquaire.
Margareth fut surprise
d’apprendre que dans toute la Bourgogne, ce n’étaient pas moins de trois mille
statuettes, effigies de plâtre, représentations peintes, modelées, tournées à
la main qui avaient disparu. Le commerce de ce saint avait connu bien des
avatars, bien des tribulations.
Saint Vincent
protégeait la vigne des intempéries meurtrières pour les bourgeons, la fleur ou
le raisin, Saint Vincent luttait contre les maladies, éloignait les charançons,
le court noué, la pyrale. Il tuait sans barguigner les hannetons devenus
adultes, localement appelés aussi cancoines, turcs, engraisse-poules, vers
blancs, coteriaux et coterias, toutes ces larves nuisibles avant leur
métamorphose. Saint Vincent éloignait des dangers aériens et souterrains, aidait
les vers à mieux aérer la terre, tuait les cochenilles, les nuisibles, vous
débarrassait du phylloxera, du mildiou, de la gale, de l’oïdium.
Le bon Saint Vincent se
retrouvait, par la grâce de Dieu tailleur, ingénieur, laboureur, économe,
régisseur, producteur, entrepreneur en management. Lui seul pouvait contribuer
à commander dame nature. Selon le principe d’un philosophe anglais, on ne
commandait à la Nature qu’en lui obéissant.
Le saint aux mille
armes, aux mille et un talents menait des armées d’animaux souterrains pour
venir en aide à des millions de ceps. Et ces centurions des ténèbres, ces vers
que l’on croyait par leur vilaine forme mauvais voire suppôts de Satan, vous
amélioraient le spectre racinaire de la vigne, la nature même de votre terrain,
de votre climat ; ils creusaient et labouraient inlassablement des milliards de
galeries souterraines. Sous trois étages invisibles, la faune épigée, endogée
et anécique livrait un combat silencieux contre les bactéries, broyait et
digérait le moindre déchet organique, réduisait en poussière de terre
animalcules, débris végétaux, cadavres minuscules d’insectes, de larves, de
cirons pour créer dans un merveilleux ballet nocturne ce miracle : un trésor né
d’une alchimie contre les forces infernales
et qui donnait à la vigne son substrat vital : un éternel regain, qui
était l’âme du raisin.
Margareth, ma compagne
australienne, avait compris que Saint Vincent avait redonné aux bourgeons,
fleurs et feuilles de la vigne un désir d’espérance que confirmait chaque
printemps. Tant et si bien que les saisons déroulaient l’une après l’autre le doux tapis roulant de
la vie.
Malheureusement, cette
peinture agreste, ce tableau idyllique propre à vous faire croire à tous les
dieux du terroir, ne montrait que la face d’un âge d’or qui n’existait que dans les rêves.
Le bon Saint Vincent,
tout réel qu’il fût, ne pouvait pas toujours être au four et au moulin. Ce
saint patron des vignerons doté de pouvoirs surnaturels avait aussi ses
faiblesses, car tout sujet est faillible
- à part Dieu, s’il existe…
Les pouvoirs
supranaturels du religieux né à Saragosse vers l’an de grâce trois cent quatre
ne franchissaient pas toujours les Pyrénées pour venir lutter contre tous les
fléaux de la viticulture, ces noirs Sarrasins, ces Maures pesteux qui avaient
envahi les terres de Bourgogne. Saint Vincent, machine de guerre
antiparasitaire, n’en pouvait mais contre les attaques foliaires de l’oïdium,
ces ennemis ravageurs venus du diable-vauvert !
On ne pouvait empêcher
la pluie de tomber, des murs de pluies grasses qui tombaient sur la fragile
fleur de la vigne. On ne pouvait pas toujours empêcher de nouveaux parasites
qui faisaient leur nid sous le tendre feuillage, déposaient leurs œufs mortels,
leurs larves cruelles – micro-bombes à retardement. Autant de grenades
offensives qui fleurissaient en silence tandis que le brave vigneron dormait,
abruti par de longues, éreintantes heures de labeur. Imaginez cet homme adulte,
simple tâcheron ne possédant pas le moindre arpent de terre, cette femme ou
leurs enfants, qui de l’aube au crépuscule maniaient le fessou, bouèchaient
d’abord avec la mielle, taillaient la vigne et autres dures tâches. On avait
beau appeler Saint Vincent, invoquer son doux nom, il n’était pas présent à
cinq heures du matin, sur une ouvrée,
pour y donner le premier coup, puis assurer le fossoyage, suivi de la
tierce ou du binage. La pioche à deux dents pour le premier coup vous cassait
le dos ; puis votre fessou en manche de châtaignier pour les autres
bouèchages ne vous rapportait qu’une menue monnaie. Et Saint Vincent
n’était toujours pas là au crépuscule, derrière votre dos, pour soulager vos
maux, ni essuyer la sueur coulant de votre front.
Son ombre,
peut-être…qui vous répétait à l’envi : « Bouèche, mon gars, bouèche, si tu ne
veux pas crever de faim ! » Et quand le fessou se retrouvait dégarni d’acier,
il fallait bien le payer six sols quand il se retrouvait usé par la pierraille,
tous ces cailloux et ce sol dur. Retourner la terre, l’ameublir et l’assouplir,
et cela trois fois l’an avec un outil de fortune vous épuisait le plus solide
des hommes.
A ces derniers mots,
mon auditrice frissonna. Mais Margareth, d’un signe discret, m’encouragea à
continuer ma narration.
III
« Et quand la
pluie vous avait épargné, parfois c’était le gel qui vous assassinait !
Gerçures, engelures, crevasses, toux, quintes et fièvres s’emparaient de tout
votre corps. Sol gelé, vigne givrée, rameaux tués. Sève absente, pas le moindre
souffle vital. Puits et rivières prisonniers de la glace. Et encore les
brouillards, le dégel, la gadoue, suivies de terribles chaleurs… Il fallait
être fort pour vivre et résister.
Saint Vincent répondait
quelquefois absent. On l’implorait, conjurait le sort ; la grêle affreuse
s’abattait soudain, crevant le raisin, lacérant le feuillage, brisant le
moindre sarment. Alors, laissant échapper sa colère, l’ouvrier prenait la
statue de bois du saint, la jetait dans la Vouge ou la Bouzaise, à moins qu’il
ne retournât la face du saint patron contre le mur de l’église durant la
procession de janvier.
- Où es-tu Saint Vincent, patron des
vignerons ? Où donc es-tu passé, tandis que nous souffrons ?
Ce seul distique lâché
dans la froidure hivernale ne trouvant pas d’écho, on s’en retournait tête
basse au logis, trahi, floué par la vie. Une protection tant souhaitée, tant
attendue n’était-elle qu’un leurre ? Etait-ce possible que sous le patronat du
meilleur des saints protecteurs de la vigne, la défection de ce dernier soit
envisageable ?
- O bon saint Vincent pourquoi m’as-tu
abandonné ? O Saint patron de la vigne, par Bacchus dieu du vin, pourquoi
délaisses-tu tes humbles serviteurs ?
Et jamais de réponse à
la question posée. Plus jamais de repos ni de cesse. Jamais, jamais.
J’appris alors à la jeune journaliste qui m’accompagnait,
que quand la trahison vous blesse, que vous vous retrouvez totalement démuni
face aux injustices de la nature, une solution paraît alors la bienvenue : un
remède bien plus efficace qu’un cautère sur une jambe de bois. Un remède à vous
faire danser les sabots, tourner la tête et vous distraire : un pot de bon vin
de chardonnay aux arômes fleuris, voire une pleine pinte de vin mordant
d’aligoté, à moins que ce ne soient
quelques mesures de pinot beurot, ou de pinot franc rutilant. A la condition de
les partager avec vos semblables, humbles travailleurs de la terre.
Par la grâce de
cette manne versée dans les verres, toute injustice et malheurs passés semblent peu à peu
s’effacer. Le vin réparateur va ravir les gosiers, réchauffer les ventres,
allumer les yeux. Et quelques gorgées plus tard, courbatures oubliées, rides
envolées, fusent les rires. Les corps se mettent à vibrer, rassérénés par le
miracle de cette liqueur vermeille qui se propage dans vos veines. La modeste
ivresse partagée vous apaise l’esprit et l’âme - peut-être même sous le regard
de saint Vincent - avant de vous endormir sur la table, tête dans les bras,
pour quelques heures.
Il est encore possible
que cette scène idéale ne soit qu’un effet de l’imagination. Au cabaret des
princes, les gueux n’y ont place, c’est certain.
Une horrible piquette a
pu vous être servie - boisson âcre, acide, amère. Les tâcherons qui produisent
au bout de l’été par leurs incommensurables efforts le vin enchanteur n’ont que
rarement le loisir d’y goûter. Peut-être y ont-ils trempé leurs lèvres, respiré
les bien doux arômes, virtuels… Impénétrables sont les territoires de
l’imaginaire, cette folle du logis qui vous saoule.
Margareth, émue par mon
récit, et toute attentive à ces histoires du passé, hochait de temps en temps
la tête. Captivée, semblant boire mes paroles qu’elle enregistrait sur son
petit magnétophone portatif, elle m’incita à poursuivre.
Et si Monsieur le
curé n’a pas le droit de faire la grimace en buvant devant ses ouailles le vin
du bon Dieu, lui se permet, à la face de tous, tous les dimanches, de savourer
une exquise liqueur, de préférence translucide, afin de ne pas tâcher son
habit. Suave Montrachet, fringant Corton, Meursault enchanteur, Saint Aubin
minéral. Tous ces vins blancs de chardonnay pour démontrer - preuve à l’appui - aux humbles croyants
rassemblés le dimanche, une possible idée du bon Dieu. Toutes ces richesses
liquides afin de prouver – par démonstration in situ, la puissance divine. Et
les pécheurs du dimanche de baisser la tête, tentés par le diable. Pour une
simple gorgée de ce nectar, combien auraient été capables en pensée de tuer
l’officiant, de lui faire rendre gorge, d’étrangler le représentant du bon
Dieu…Sacrilège ! Par bonheur, Saint Vincent y pourvoyait.
Et Monsieur le Curé de
lever vers le seigneur ses yeux clos, afin de mieux entrer en communication
avec le divin. Instant sacré, un homme boit. Communication directe aux arômes
de tilleul, de silex ou de pamplemousse. Aux effluves de rose, de beurre frais,
de sauge ou de citrons mûrs. Aux accents enchanteurs d’immémoriales saveurs
sorties tout droit d’un calice en or pur.
Heureux soient les
buveurs à qui ces bienfaits sont accordés, car le royaume céleste leur est
ouvert en permanence. A toute heure du jour ou de la nuit.
Avec un tel récit, si
sombre et subjectif, je me dis alors que Margareth allait avoir une vision bien
noire de la Bourgogne. Aussi, je terminai là mon discours.